Penser, pensÉ, pensant

Esprit, objet, sujet

et sahaja

 

Enseignement de Lama Shérab Namdreul

 

 

 

 

 

0) Aparté...

 

« Le mot véhicule du sens, le sens véhicule une vue.

Quand cette vue est vérifiée, c'est le chemin de la Vision. »

 

Personnellement, la vue sahaja[1] (co-émergence) correspond au mieux à ce que j’ai pu expérimenter par la contemplation de la nature de l’esprit et des phénomènes. Cependant, quelles que soient les expériences, elles restent sujettes à interprétation qui, pour la communiquer, se fait en grande partie avec des mots.

Sachant qu’un même mot peut avoir plusieurs acceptions, il me semble important de bien comprendre le sens que l’on prête à un mot[2] et ce sens doit au plus juste exprimer la vue philosophique que l’on présente.

Par "sens" on ne parle pas d’une définition bien séduisante du genre « corps de lumière infinie » ou « sphère du corps d'arc-en-ciel » sans plus d’explication. C’est un sens que l’on doit pouvoir identifier dans la contemplation de la nature de l’esprit et des phénomènes.

Ce sens doit être exigé autant de l’instructeur que de l’élève. C’est dans la fonction première de Lama que de transmettre la nature de l’esprit et des phénomènes, que ce soit au début, au milieu ou à la fin du parcours de l’élève. Du côté de l’élève, dès la cérémonie dite du « refuge » où il s’affirme comme aspirant à l’Éveil, l’élève se doit de requérir la transmission de la nature de l’esprit et des phénomènes auprès d’autant de Lamas qui le souhaite. L’élève ne doit surtout pas attendre que lui soit autorisé de recevoir cette transmission. Son aspiration lui appartient.

L’élève s’engage à reconnaître la nature de l’esprit et des phénomènes et le Lama, de par son habilitation, s’engage à transmettre tous les éléments nécessaires à cette reconnaissance. Cette réciprocité d’engagement de l’élève et du Lama implique une synergie particulière dans l’échange de leurs compréhensions et de leurs expériences.

 

1) Penser, pensé, pensant

Le tibétain "sèm" (sct. citta), que l’on traduit généralement en français par "esprit", veut dire "penser" désignant ainsi l’activité mentale (sct. manas, tib. yid) qui recouvre l’ensemble des processus cognitifs lesquels viennent en conscience sous l’aspect (sct. vi, tib. nam) d’objet (tib. yul) "pensé" et, du même coup, sous l’aspect de "sujet pensant" au sens défini par le tibétain "yul tchèn" qui littéralement veut dire "disposant d’objet".

 

Yul (objet) et yul tchèn (sujet)

Le tibétain "yul" (sct. viṣaya) est traduit par objet. À partir de "yul", les grammairiens tibétains ont formé le terme "yul tchèn"[3] (sct. viṣayin) qui a été traduit en français par sujet mais dont le sens littéral de "avoir objet" ou "disposant d’objet" a la vertu de décrire un mode opératoire plutôt qu’un statut de sujet.

Tout deux d’apparence mentale et de nature conceptuelle, "yul" et "yul tchèn" désignent deux modes opératoires participant au déroulement cognitif (sct. pravṛtti-citta) : l’esprit désignant le mode penser (tib. sèm), l’objet désignant le mode pensé (tib. sam) et le sujet désignant le mode "pensant".

Ce "disposant d’objet" m’amène à « me penser », à « me savoir savoir » (sct. svasaṃvitti, tib. rang rik) et de fait, de ne pas me prendre pour l’objet lui même, ce qui relèverait d’une confusion psychique. Me sachant "avoir objet" (tib. yul tchèn) induit l’ipséité[4] (sct. svayam eva, tib. rang nyi) c’est-à-dire, le fait de se savoir être juste (sct. eva) soi-même et pas un autre. L’adjectif “même" (lat. ipse, sct. sva, tib. rang) exprime l’idée d’un fonctionnement cognitif naturel, un mode déductif naturel qui ne relève d’aucune élaboration discursive et imputative. Cette ipséité participe "ipso facto" d’une aptitude cognitive naturelle de l’esprit même (sct. cittatā, tib. sèm-nyi) qui n’est donc pas assujetti à la soif discriminante et à la saisie imputative.

Ne chercher pas un ordre chronologie d’apparition de cette triade cognitive. Ce serait aussi stupide d’essayer de voir si l’océan précède à la vague ou l’inverse.

Le propre du processus cognitif étant d’être un continuum omni-fonctionnel[5] non né, non-cessant, sans demeure et transitoire, on ne trouvera pas quelque chose comme étant un esprit en soi ni quelque chose comme étant un objet en soi ni quelqu’un comme étant un sujet en soi, une personne en soi : « en soi » voulant dire « en absolu », « en réalité ». L’esprit, l’objet et le sujet ne sont pas des choses en soi mais des émergences fonctionnelles en situation.

 

Penser, pensé, pensant

La nature ultime du « penser », « pensé » et « pensant » ont pour nature ultime d’être une co-émergence de clarté/vide, vide de "en soi", d’absolu, de réalité, de nature propre etc. L’ignorance de leur nature ultime engendre la soif discriminative et la saisie imputative. Ces trois : ignorance, soif et saisie, sont les principaux facteurs perturbateurs qui conditionnent tout l’ensemble de notre processus cognitif depuis des temps sans commencement. L’Éveil consiste à délivrer l’esprit de ces trois facteurs perturbateurs en reconnaissant la nature ultime de ce l’on conçoit comme étant la personne ainsi que la nature ultime de ce l’on conçoit comme étant une expérience et la nature ultime de ce l’on conçoit comme étant l’esprit.

Dans la majorité des traductions françaises de l’enseignement bouddhique, on a pris l’habitude d’attribuer à l’esprit la faculté de "connaissance" qui, sous sa forme substantive, suggère une certaine passivité plutôt qu’une activité. Pour garder le sens d’une activité cognitive il serait judicieux d’employer l’infinitif “faire connaître » ce qui revient à "penser" et à quoi je préfère “concevoir”, c’est-à-dire "faire du “concept”[6], ce qui rajoute un caractère abstractif à l’activité cognitive fondée sur l’absence de réalité du “connu” où ce qui nous semble objectivement “connu” est finalement “conçu”.

L’esprit étant juste "concevoir", il nous revient le devoir et la responsabilité de bien concevoir. Si nous avons des conceptions éloignées voire erronées sur la véritable nature de l’esprit et des phénomènes, on aura beau se plonger dans une profonde concentration, il ne se passera aucune reconnaissance de la nature ultime des phénomènes et de l’esprit, tout juste un semblant bien-être sans intérêt.

Une concentration fiable ne peut aboutir qu’avec une conception juste, une vue juste[7].

Il est important de bien comprendre cette notion de "penser" et/ou "concevoir" pour s’orienter correctement et commencer efficacement le chemin qui consiste à réaliser la nature ultime des phénomènes et de l’esprit.

 

Discours mental

Pour cela, dissipons le malentendu majeur que l’on retrouve souvent et qui consiste à confondre "penser" et "discours mental".

Le discours mental nous donne l’impression de se parler mentalement à soi-même et qui nous fait dire familièrement « j’ai beaucoup de pensées ». On peut s’accorder avec le langage courant qui utilise le substantif pluriel « pensées » mais il est alors important d’identifier ce qu’il désigne.  Dans le discours mental on se trouve toujours quelque chose « à redire » sur ce qui est vient de se penser.

Le discours mental comme toute autre activité mentale relève certes de la conception mais, contrairement à l’activité naturelle de l’esprit, il se trouve être superfétatoire, adventive, artificielle, intempestive et surtout inefficace à toute réalisation parce qu’il est assujetti à la saisie imputative (sct. vikalpa, tib. nam-tok) et à la soif discriminative.

C’est parce qu’en l’absence de concentration, on se retrouve comme une balle de flipper balloter d’une saisie à l’autre sans pouvoir se placer dans l’observation du continuum cognitif non-né, non cessant et transitoire.

Pour cela, l’intérêt d’une concentration unifié à l’objet et sans distraction consiste à n’avoir « rien à redire » de ce qui se pense ou ne se pense pas. Cela commence par n’avoir aucune démarche tout particulièrement à l’égard du discours mental lui-même pour se concentrer, tel un témoin inaffecté dépassant toute procédure, sur la nature de l’objet. Une concentration unifié sur l’objet lui "laissera du temps" d’apparaître tel quel c’est-à-dire un phénomène conçu. Par cette enstase contemplative où le discours mental s’est estompé de lui-même, on se retrouve « savoir en s’étant tu », ce qui est le sens en propre de "samatha", une aptitude de l'esprit de savoir. Reste à « savoir avec discernement », ce qui est en propre "vipassana".

 

Activité mentale

Le terme "mental" qualifie  la nature de cette activité noétique au sens où, cette activité de penser n’est pas d’ordre végétale, atomique, biologique, génétique, neurologique, moléculaire etc., mais elle est de l’ordre du phénomène, de l’apparence, du concept.

Le terme "activité" implique une causalité c’est-à-dire une cohérence conséquentielle de cause à effet, ce qui exclut toute idée de hasard ou de nécessité. Le Bouddha Shakyamouni a spécifiquement nommé cette causalité mentale par le terme "karma" qui regroupe toute l’activité des processus cognitifs couramment appelés "les cinq agrégats" (sct. skandha, tib. poung po). Ce "karma"[8] est fondamentalement juste et approprié et, quand les cinq agrégats sont conditionnés par l’ignorance de la nature ultime de l’esprit et des phénomènes, leur logique conséquentielle (karma) rend notre devenir existentiel assujetti à la soif discriminative et aux saisies imputatives[9] ce qui se manifeste par un mal être existentiel (sct. doukha).

Les cinq agrégats

Je résume l’activité des cinq agrégats : un continuum manifeste (agrégat forme) constitué des cinq éléments s’avère disponible à l’expérience (agrégat sensation) qui fluctue entre agréer et désagréer laissant juge à l’intellect (agrégat perception) de discriminer ou discerner, selon qu’il est assujetti à la soif ou acquise au libre-arbitre, ce qui influe sur l’efficience des "avènements mentaux"[10] (sct. caitta, tib. sèm djoung) qui participent de l’agrégat ré-activité (sct. samskara, tib. du djé). La science aspective (sct. Vijnana, tib. Nam-shé), plus familièrement traduit par « conscience sensorielle », qui s’ensuit est d’ordre purement factuelle et n’a pas d’autre fonction que de conscientiser l’aspect sensoriel de la forme qu’elle soit libre ou pas de la saisie imputative (note à rajouter vijnanaaptimatra). Je ne comprends pas qu’il est coutume de traduire en française cette « science aspective » par conscience dualiste et que l’on semble croire que cette conscience dualiste se dissiperait une fois que l’on serait éveillé c’est-à-dire que l’on aura reconnu la nature ultime des frome et des agrégats. Cela supposerait qu’il ne serait pas donné à un éveillé d’avoir de conscience sensorielle, qu’il ne lui serait pas donné de voir, entendre, penser…

Cette activité mentale se présente comme un fleuve que l’on ne reconnaît pas comme étant non-né, non-cessant et transitoire. Conditionné par l’ignorance et assujetti à la soif, nous imputons (sct. vikalpa, tib. nam tok) une altérité objectivement réelle aux phénomènes se réconfortant d’une identité subjectivement réelle et s’appropriant quelque chose comme étant un esprit connaissant.

Les cinq agrégats constituent l’ensemble du processus cognitif qui consiste à concevoir. Cependant, c’est à l’agrégat perception (sct. sam-jna, tib. du-shé) que la modalité conceptrice prend toute son importance puisqu’il introduit la faculté intellective nécessaire au discernement (vi-passana) pour aboutir à la prajna (tib. shé-rab).

C’est pour cette raison que je suis tenté de traduire "sam-jna" par conception en tenant compte que "con" correspond à "sam"[11] qui est l’instant focal où un aspect distinct (sct. vi, tib nam) est disponible (loisible) à la science (sct. jna, tib. shé) et fait qu’il y a con-science aspective (sct. vi-jnana, tib. nam-shé) qui, elle-même, fait que l’on "se sait" entendre, voir, goûter, sentir, toucher et penser et, qui plus est, fait que l’on "se sait", de toute évidence, n’être pas un autre que soi-même (ipséité).

 

2) Concept, phénomène ...

 

Le yogi se réjouit de l'Illusion[12]

Elle est la source des quatre activités.

Source d'enseignements et d'inspiration,

L'illusion rend possible tous les siddhis.

Quelle merveille de savoir ce joyau,

Intarissable trésor de réjouissances.

Illusion et doukha sont Compassion,

Vacuité sont les Chemins et les Terres.

 

Si l’on prend en considération qu’il n’y a pas de réalité objective dont on prendrait connaissance, on peut considérer l’esprit comme une merveilleuse "machine" à concevoir, une transcendante magie (sct. mahamaya) de la conscience.

Le mot phénomène vient du latin phaenomenon, emprunté au grec phainómenon, "phénomène naturel", dérivé du verbe phaínô, "faire paraître, faire voir, rendre visible". Ainsi la conceptivité "rendant intelligible" le "connaissable" (sct. jneyalakṣaṇa, tib. shé dja) est l’aptitude d’une phanique lucidité[13].

Les termes forme, apparence, phénomène, pensé et concept sont fréquemment employés dans les enseignements du Dharma. Ils peuvent nous sembler synonymes du fait qu’ils font tous référence au même processus, celui d’être conçu par le fait même de la faculté conceptrice qu’on appelle « esprit ». Cependant, j’estime que ces termes soulignent un sens spécifique aux aspects que peut prendre ce processus cognitif en vertu de leur dépendance (sct. paratantrasvabhava, tib. shen gui ouang) causale. Ainsi : forme[14] renvoie au fait d’être manifeste ; apparence (tib. nang) renvoie à sa nature de clarté aspectante (tib. nam)[15] ; phénomène renvoie au fait de participer d’un processus cohérent et conséquentiel ; pensé renvoie à sa caractéristique intellective ; et concept renvoie au sens strict d’être conçu[16].

 

3) Pensant, concevant...

À partir du terme tibétain “sèm”, les traducteurs et grammairiens tibétains[17] ont composé le terme “sèm tchèn” (sct. cittavat) qui signifie littéralement “doté de penser” ou “doté de concevoir”. Pour rester au plus près du sens littéral on aurait pu traduire “sèm tchèn” par “pensant” ou “concevant” mais cela a été traduit en français par “être”. Certes, c'est sans doute plus confortable de dire "les êtres” que "les pensants" ou “les concevants” mais l'idée “d’être” est rattachée à l’idée d’un état définitif et absolu qui n’a rien à voir avec la nature dynamique transitoire et relative et donc strictement phénoménale (sct. dharmata, tib. tcheu nyi) qui se résume en cette simple et radicale évidence « d’avoir à penser » (tib. sèm tchèn).

La notion d'être soulève trop de discussions qui risquent de nous faire oublier l'objectif de l'Éveil qui est de reconnaître la nature de l’esprit et des phénomènes c’est-à-dire la nature de ce qui fait « œuvre de cognition », les natures de penser, du pensé et du pensant. De "se savoir pensant" est suffisant pour se distinguer des "choses", de se savoir n'être pas une chose.

De plus, en se définissant comme « être » nous pourrions faire l’erreur de se penser propriétaire de l’esprit. Or, le sentiment de sa personne est une conception de l’esprit. Le sentiment de soi est concept de l’esprit, concept qui a, bien entendu, toute sa pertinence psychologique comme gage d’une santé mentale.

En employant “sèm tchèn” (sct. cittavat) les traducteurs et grammairiens tibétains ont écarté[18] toute ambiguïté avec le sanscrit "sattva" qui a le sens de "pure essence de l’Être" pour des philosophies non-bouddhiques, et tout particulièrement la philosophie Sāmkya.

Ainsi, avec “sèm tchèn”, la philosophie bouddhique se démarque d’une vue ontologique et me semble plus proche d’une phénoménologie de l’esprit voire même du phénoménisme ou du conceptualisme.

 

4) Conceptivité...

Cette aptitude générique de “concevoir”, cette "conceptivité" en somme, n’est ni hasardeuse ni fatale, elle est cohérente à la relativité et conséquente à une causalité. Cette conceptivité est gérée par les cinq processus cognitifs que l’on nomme “agrégat” (sct. skanda, tib. poungpo). Agrégat souligne l’idée qu’il ne s’agit pas d’une entité mais d’un complexe cognitif où s’organise un ensemble de données et dont la cohérence conséquentielle se dit « karma » au sens bouddhique du terme.

Lorsque l’on cesse de saisir le supposé “connu”, la supposée “connaissance” et le supposé “connaisseur”[19] et que se révèle la co-émergence du pensé/penser/pensant, la conceptivité de l’esprit se trouve délivré des illusions pour œuvrer en toute conformité avec les cinq agrégats et les cinq intelligences. Quand la soif et la saisie ne permettent pas à l’esprit d’œuvrer en sa bienfaisance naturelle (sct. sugatagarbha) cela provoque nos contrariétés existentielles (sct. doukha) qui sont symptomatiques des trois facteurs perturbateurs : ignorance, soif et saisie.

Quand la conceptivité de l’esprit est délivrée de la soif et de la saisie cela se révèle par une aisance (sct. soukha) et une sagesse[20] qui s’emploie tout aussi bien en cas de bonheur qu’en cas de malheur.

Il me semble très important de bien préciser ici que les cinq agrégats ne sont pas le produit de l’ignorance. Ce qui découle de l’ignorance c’est la soif discriminatrice de laquelle s’ensuit la saisie imputative. La soif s’attache à nous conforter d’une existence intrinsèque en les cinq agrégats tandis que la saisie va s’emparer de chaque instant de l’activité mentale des cinq agrégats dans l’espoir/crainte d’acter cette tant recherchée réalité absolue. C’est ce que l’on entend par l’expression « les cinq agrégats d’attachement » et qu’il serait plus correct de traduire par « les cinq agrégats entachés » par la saisie et la soif.

Ainsi, l’ignorance produit la soif et la saisie, et ces trois facteurs perturbateurs conditionnent les cinq agrégats mais ne les produisent. Ces trois facteurs perturbateurs conditionnent les six consciences sensorielles mais ne les produisent pas. Ces trois facteurs perturbateurs conditionnent la perception des phénomènes[21]mais ne la produisent pas. Du fait de l’ignorance, la soif et la saisie encombrent (souillent) toutes les aptitudes conceptrices de l’esprit et en l’occurrence les cinq agrégats. Une fois délivrés, désencombrés, les cinq agrégats recouvrent la santé primordiale et naturelle de leur activité (sct. karma, tib. trinlé)[22].

 

       5) La triple nature de l’apparence mentale

Un phénomène[23] (sct. dharma) est une apparence mentale de nature triple (sct. tri-svabhāva, tib. rang chin soum[24] - རང་བཞིན་གསུམ་).

1) Une nature de mode dépendant (sct. paratantrasvabhāva, tib. shen ouang gui rang chin - གཞན་ང་ག་རང་བཞིན་).

Cela signifie que l’apparence est vide d’altérité, d’objectivité, et qu’elle est de nature transitoire conforme à toute relativité.

Sous l’effet du voile de la soif (sct. tṛṣṇā), les caractéristiques transitoire et relative de l’esprit et des phénomènes ne sont pas reconnues comme telles mais, au contraire, sont appréhendées comme étant de nature intrinsèque et permanent.

2) Une nature de mode imagé (sct. parikalpitasvabhāva, tib. kun tak kyi rang chin - ཀུན་བཏགས་ཀྱི་རང་བཞིན་).

Imagé signifie que l’apparence ne peut être imputée de réelle ou d’irréelle. Par imagé, on entend un continuum (film) de “représentation mentale” dont la signifiance se façonne selon les causalités qui s’opèrent : la causalité de la manifestation[25] (cinq éléments), la causalité karmique du processus cognitif (cinq agrégats) et la portée des voiles et obstructions sur l’esprit (cinq sagesses).

Sous l'effet du voile de la distorsion émotionnelle (sct. klésha), ce mode imagé est l'objet de la saisie imputative (sct. vikalpa, tib. namt-ok) qui consiste à imaginer une réalité. C'est important de bien comprendre l'aberration de cette imputation : vikalpa (tib. nam-tok) est le temps (kalpa) cognitif où s'instaure une fiction, un imaginaire, un phantasme, qui consiste à prendre pour réel un mode qui est par  nature "imaginale"[26]. En fait, qu’il y ait discernement ou discrimination, la nature de l’apparence reste en mode imagé.

3) Une nature de mode parfaitement établie, aboutie (sct. parinispannasvabhāva, tib. yong sou droub - ཡོངས་སུ་གྲུབ་པའི་རང་བཞིན་).

Cela signifie que l’apparence n’est pas illusoire et n’illusionne pas. Réalisant la co-émergence de l’apparence/vide[27], elle se présente manifeste, évidente[28].

Sous l’effet de l’ignorance de la co-émergence (sct. sahaja avidyā, tib. lhén kyè - ལྷན་སྐྱེས་ཀྱི་མ་རིག་པ) comme étant la caractéristique de toute nature (minérale, végétale, animale et mentale) où il n’est ni apparition ni disparition, ni mort ni naissance. La co-émergence de l’apparence/vide est trans-apparence[29] sans origine ni cessation.

 

Ces trois modalités de l’apparence mentale caractérisent (sct. lakṣaṇa, tib. tsèn ny) tout “connaissable” (sct. jneyalakṣaṇa, tib. shé dja), c’est-à-dire tout ce qui advient intelligible à l’esprit, le phénomène (sct. dharma).

Question : Pouvez-vous précisez ce qu’on entend par “connaissable” ?

Réponse : Précisément ce qui est “potentiellement intelligible”.

Par exemple, l’onde de choc que je déclenche en frappant ce bol tibétain n’est pas intelligible à l’esprit. En tant que telle, l’onde de choc n’est pas audible. Heureusement d’ailleurs, sinon toutes les vibrations alentour se feraient entendre à l’esprit ce qui serait insoutenable. Pour qu’une onde de choc soit audible, plusieurs facteurs doivent être réunis, tout particulièrement le facteur mental “contact” + les cinq facteurs omni-fonctionnels (tib. kun dro nga - cf. saṃskāra). Cette conjonction stimule, en la conscience base réceptacle[30], le connaissable qui traduira l’onde de choc en un phénomène mental (agrégat forme) qui permettra une expérience cognitive (agrégat sensation) validée par le fait de se savoir entendre (agrégat perception)...

L’ignorance de cette triplicité indivise et co-émergente (lhèn tchik kyi ma-rik-pa) fait qu’il y a ignorance du mode dépendant et qu’ainsi, chaque aspect (tib. nam) que prend l’apparence (tib. nang) est imputé (sct. vikalpa, tib. nam-tok) d’une altérité distincte d’une connaissance elle-même distincte. C’est comme prélever (saisie) d’un fleuve (nature transitoire) un seau d’eau (aspect) et, au lieu de reconnaître que l’on dispose d’un aspect de même nature transitoire que le fleuve, on affirmerait que cette masse d’eau contenu dans le seau exister à part entière (entité) dans le fleuve. De la même manière, pour prendre l’exemple des vagues et de l’océan, ce serait penser qu’une vague émerge du fond de l’océan puis réintègre l’océan.

Question : Peut-on dire que les modes dépendant et imagé sont relatifs et que le mode manifeste est ultime ?

Réponse : Non, pas du tout. On ne trouvera pas d’un côté une vérité relative et de l’autre une vérité ultime. On ne parle pas de deux vérités distinctes. La relativité est l’ultime réalité et réciproquement. La relativité est vide de réalité, et l’absence de réalité se démontre par la relativité. Et ainsi de suite...

La co-émergence est tout le contraire d’une entité. La co-émergence désigne une unité fonctionnelle et pour faire unité il faut un minimum de “deux en un” comme par exemple la dualité onde/corpuscule de la lumière ou la dualité universel yin/yang. On peut établir une co-émergence de “trois en un”, de “quatre en un” et cela jusqu’à l’infini. Ainsi, l’individu est présenté généralement comme une co-émergence indivise de trois fonctions esprit/verbe/corps. Quoiqu’il en soit, le principe de base étant une co-émergence de modes indivis. . Ici, on parle d’une nature de l’apparence, cette nature est une co-émergence indivise de trois modes.

Dire que les modes dépendant et imagé sont relatifs et que le mode manifeste est ultime c’est comme dire que les modes vapeur et solide (glace) de l’eau seraient relatifs et que le mode liquide serait ultime. Que dire du soleil dont la co-émergence masse gazeuse/rayonnement/chaleur sert d’image traditionnelle pour faire comprendre le Trikaya de la nature de l’esprit et des phénomènes.

À lire certains commentaires en français, j’ai l’impression qu’il y a une tendance à penser que les modes dépendant et imagé seraient erronés et voileraient la nature ultime de l’apparence.

Cette vue binaire m’inspire un exemple. Prenons le paysage d’une vallée sous la brume. Avec une vue discriminante, une saisie binaire va imputée (tib. nam-tok) une caractéristique propre sur ce que devrait être la vallée en soi, en l’occurrence celle que je m’attend de voir quand il n’y a pas de brume. Ipso facto, la saisie binaire impute une caractéristique propre sur la brume qui, en l’occurrence, qui est de m’empêcher de voir ce que je décrète comme la véritable vallée. Tout ceci m’empêche de voir que vallée et brume participe de toute évidence du paysage. Ainsi, qu’il y ait vallée/brume, vallée/pluie, vallée/neige, vallée/azur, il n’y a pas d’autre paysage plus parfaitement légitime que celui de la nature d’image transitoire et interdépendante.

Du fait d’ignorer la co-émergence naturelle de toute manifestation, la soif discriminative catégorise faisant fi de l’interdépendance et la saisie imputative (tib. nam-tok) reduit en cliché le continuum imagé. En réalisant la co-émergence des trois modes de l’apparence, l’on devient témoin du paysage de toute manifestation dans le respect de la nature transitoire, interdépendante et vide.

Reprenons l’exemple d’une expérience auditive. L’onde de choc, l’oreille, la faculté, l’intention, l’orientation mentale, le son et la conscience auditive, tous les maillons de cette chaîne de production interdépendante et relative sont vides de nature propre. Ils sont de nature dépendante. Aucune entité ne pouvant être connue, la conscience mentale n’a de l’apparence qu’une perception de l’ordre de la représentation, de l’image. Réalisant l’évidence de ces deux modes (dépendant et imagé), on réalise la nature parfaitement établie de l’apparence, co-émergence de clarté-vacuité. Ces trois natures de l’apparence sont, d’après Asaṅga, les caractéristiques de tout ce qui advient intelligible (connaissable).

 

6) Co-émergence naturelle

Laisser la conceptivité naturelle de l’esprit faire « œuvre cognitive » est l’objectif du sahaja qui se définit ainsi :

« Apparence et vide co-émergent

Connaissance (conceptivité) et vide co-émergent

Au contact d’apparence et connaissance

L’expérience est félicité/vide. »

La co-émergence base de tout est celle du mandala « esprit/phénomène »[31] dont l’effectivité forme une unité indivise où aucune cause ni effet ne se distinguent l’un de l’autre[32]. Cette co-émergence base toute (sct. alaya sahaja, tib. kun chi lhèn-tchik kyé-pa) est associée à la nature de Vajrasattva[33] immuablement (sct. vajra, tib. dorjé) et primordialement dénuée de toute imputation, libre de toute élaboration discriminative.

Lorsque l’on parle de co-émergence « esprit/phénomène » cela ne veut pas dire qu’il y a simultanément d’un côté l’esprit et de l’autre le phénomène. De la même manière que la co-émergence "océan/vague" ne signifie pas qu’il y ait d’un côté l’océan et de l’autre la vague.

Il n’y a pas un océan (esprit) qui se présente comme une entité propre et il n’y a pas une vague (concept) qui se présente comme une entité propre. Leur absence de réalité s’exprime dans un continuum transitoire L’absence de réalité de l’océan se trouve effective en son continuum transitoire d’aspects (tib. nam) mais, par ignorance de la co-émergence, chaque aspect est saisi comme distinctement réel.

La co-émergence n’est pas d’ordre temporel au sens où plusieurs choses (entités) apparaîtraient  simultanément.  "Yul" (objet) et "yul tchèn" (sujet) ne sont pas.

Pour comprendre ce qu’on définit par co-émergence il ne faut pas quitter de vue l’idée que toute manifestation est un continuum non-né, non-cessant et de nature transitoire, un fleuve intarissable de cinq Éléments. La co-émergence ne peut donc pas être d’ordre temporel. Elle est d’ordre fonctionnelle et exprime une effectivité de modes opératoires.

De la même manière que l’océan, la vague et l’écume, l’objet, l’esprit et le sujet ne sont pas des entités distinctes. Leur co-émergence est possible du fait qu’ils sont de commune nature constituant un complexe (mandala) sur la base (sct. alaya) de laquelle s’opère la triade cognitive pensé, penser et pensant en leur mode respectif. La co-émergence de cette triade n’étant pas réaliser, l’ignorance, la soif et la saisie réifient, identifient et dissocient cette triade en ce qu’on appelle « les trois cercles[34] ».

 

Le fait d’« avoir objet » (yul tchèn) renvoie à cette évidence effective de se savoir entendre un son, de se savoir goûter une saveur etc. et, tout particulièrement, de se savoir penser (tib. sèm) du pensé (tib. sam), c’est-à-dire du concept. Cette évidence s’élève sans aucune élaboration superfétatoire.

Il faut dépasser la suspicion qui consiste à penser que les concepts seraient erronés. Pourquoi reprocher au concept d’être erroné ou illusoire ? Est-ce qu’il nous viendrait à l’idée de penser que le reflet de la lune sur l’eau est erroné ou illusoire ? Non ! On raisonne puis on discerne pour ne pas faire l’erreur de prendre le reflet pour la lune.

L’erreur consiste à ne pas reconnaître la nature du concept qui est une co-émergence d’apparence/vide. L’ignorance de cette co-émergence entraîne la soif discriminative et la saisie réductrice qui consiste à imputer une réalité là où c’est justement un concept confondant alors l’objet de référence manifeste et l’objet cognitif conceptuel.

Si nous n’arrivons pas à comprendre en quoi consiste l’erreur nous risquons de perdre beaucoup de temps dans notre méditation en essayant de mettre de côté les concepts dans l’espoir qu’il restera quelque chose comme un pur esprit, une pure connaissance. Il s’agit de méditer "sans imputation" (sct. nirvikalpa, tib. tok-mè) et non pas sans concept.

Cette démarche qui consiste à vouloir ne plus penser, ne plus concevoir, est contre nature parce qu’il n’est pas possible de cesser ce qui n’a pas d’existence propre.

Peut-on stopper une vague de l’océan ?

Cette démarche génère une préoccupation sous-jacente où le "je" tente de « précéder » l’objet[35]. Cette démarche, totalement assujettie à la soif[36], empêche le phénomène de se présenter comme tel, dans sa nature triple : une image conceptuelle, effective et loisible.

Est-ce la vague qui précède l’océan

ou l’océan qui précède la vague ?

Pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, quand je frappe le bol avec le bâton, il y a bien une onde de choc qui fait office d’objet de référence mais le fait de se savoir entendre procède d’un phénomène mental, objet cognitif de nature conceptuelle et imagée. L’erreur est d’assimiler (sct. ekīkaraṇa) l’objet référé et l’objet conçu. Cette assimilation revient à projeter sur l’extérieur, par exemple à l’endroit du choc entre le bâton et le bol, ce qui fait que je me sais entendre.

Ce n’est donc pas l’objet référé ni l’objet conçu qui m’illusionne mais l’ignorance que j’ai de la nature des phénomènes et du processus cognitif de l’esprit (sct. pravṛtti-citta).

Question : Que voulez vous dire par « loisible » ?

Réponse : Reprenons la réponse de Saraha à Métripa[37] : Les phénomènes se manifestent pour ce qu’ils sont, des phénomènes. Cette reconnaissance fait que "dharma" (tib. tcheu) s’avère "dharmatā" (tib. tcheu-nyi). Réalisant le "dharmatā", il s’avère qu’il n’y a pas quelque chose comme étant l’esprit, il est vide de nature propre. Cependant, cette absence de nature propre n’empêche en rien que se manifestent les phénomènes. C’est qu’en fait, cette vacance d’essence est la cause même de la phénoménalité. Cette absence de réalité de l’esprit participe de l’émanence du phénomène, ce qui revient à dire que « esprit et phénomène co-émergence de par leur identité de nature. Semblablement  à l'espace, cette vacance est matricielle de toute manifestation. Ce que d’aucuns parleraient d’un paradoxe, je préfère parler du mystère de la manifestation qui correspond à la co-émergence de dharmakaya et nirmanakaya. Leur compatibilité se dit sambhogakaya. Sambhogakaya où toute manifestation nous est loisible, c’est-à-dire disponible à l’usage[38] de l’intelligence[39] qui établit les rapports dans l’articulation de la triade cognitive : penser, pensé, pensant.

 

Toute nature se refuse au vide absolu comme au plein absolu.

Toute nature est śūnyata, co-émergence de clarté/vide.

 

Délivrer l’esprit et les phénomènes de la saisie imputative conduit à laisser émerger la claire évidence de la nature conceptuelle de l’objet et du sujet. C’est tout le sens de la concentration et du lâcher prise.

 



[1] ལྷན་ཅིག་སྐྱེས་པLhèn tchik kyé pa.  

[2] C’est la première des quatre garanties/assurances (tib. teun pa chi) préconisées par le Bouddha Shakyamouni : « 1) S’en remettre au sens et non pas aux mots seuls. 2) S’en remettre à l’enseignement proposé et non pas à l’enseignant seul. 3) S’en remettre à l’expérience (et non pas à la croyance seule). 4) En toute expérience, s’en remettre à la vue de la vacuité ».

C’est par la pratique de l’écoute et/ou de l’étude que l’on s’assure d’avoir entendu ou lu le sens des mots employés. C’est par la pratique de la réflexion/analyse que l’on s’assure que l’enseignement est cohérent. C’est par la méditation que l’on s’assure de vérifier et valider la Vue enseignée.

[3] C’est le même "tchèn" que nous retrouvons dans "sèm tchèn". Nous le retrouvons également dans « dé-oua tchèn" (sct. soukhavati), la sphère d’expérience propre qu’il est donné de jouir en l’intelligence du discernement ; référence au dhyana padma du couple Amitabha/ Pandaravasini.

[4] À rapprocher de mahātman (tib. dag tch’èn) le "grand soi" ou paramātman (tib. dam paï dag) le "soi suprême". On trouve Mahātman dans le Mahāvairocana-tantra attribué à Nagarjuna et Paramātman dans Ratnagotravibhāga (tib. Gyu Lama) d’Asanga.

[5] Sct. pañca sarvaga, tib. kun dro : habituellement traduit par "omniprésent", je préfère "omni-fonctionnel » au sens où il y a mouvement (sct. ga, tib. dro) continuel sur la base de cinq facteurs mentaux sans lesquels il n’y aurait pas de processus cognitif : 1) Agrégat sensation/expérience (sct. vedanā, tib. tsor oua) sans lequel il n’y aurait considération/appréciabilité de l’objet. 2) Agrégat perception/conception (sct. saṃjñā, tib. dou shé)  sans lequel il n’y aurait pas distinction des caractéristiques de l’objet. 3) Intentionnalité  (sct. cetanā, tib. sèm pa) sans laquelle aucun vecteur ne s’établirait entre esprit et  objet, aucun trans-port se ferait entre "penser" et "pensé". 4) Contact (sct. sparśa, tib. rèkpa) sans lequel aucune forme nous serait informé. 5) Activité mental (sct. manaskāra, tib. yd la djé pa) sans laquelle rien ne s’exécuterait.

Ce qu’il faut retenir c’est que l’omni-fonctionnalité de ces cinq facteurs mentaux (sct. caitta, tib. sèm djoung) ne nécessite pas d’actes mentaux, mais caractérise des fonctions et des aptitudes inhérentes à la faculté même de l’esprit.

[6] J’emploie le terme concept au sens générique et strict d’être conçu.

[7] La vue juste (sct. samyak-dristi) est le premier membre du sentier octuple qui mène à la cessation de la soif (sct. nirvana).

[8] Les grammairiens tibétains ont traduit le "karma" conséquent à la gnose, par le terme "trin lé" et le karma souillé conséquent à l’ignorance, par le terme "lé".

[9] Ignorance, soif et saisie sont les trois facteurs perturbateurs qui entachent la bonne marche des cinq agrégats.

[10] Plutôt que "facteurs mentaux" je m’autorise ici une traduction plus littérale au tibétain "sèm djoung". En ce qui concerne le terme sanscrit "caitta", le sens est donné à la tournure que prend le fonctionnement de l’esprit (sct. citta, tib. sèm). Semblable à la co-émergence de l’océan et ses vagues, la co-émergence citta/ caitta est un continuum d’avènements influant l’instant suivant du devenir, ce qui me fait préférer "vecteurs mentaux" à "facteurs mentaux".

[11] Le sanscrit "sam" renvoie à "sa" que l’on retrouve dans "sahaja". Ce "sam" se retrouve dans "samskara", moment focal où se façonne (sct. kara, tib. djé) notre devenir  qui, comme pour tout autre agrégat, se trouve conditionné ou pas des trois facteurs perturbateurs : ignorance, soif et imputation.

[12] Au sens strict « illusion » suggère une méprise produisant une confusion (sct. bhrānta, tib. ’khrul.oua ; འཁྲུལ་པ། ). Cette illusion vient du fait d’imputer (sct. vikalpa, tib. nam tok) une réalité aux phénomènes. Quand cesse toute imputation (sct. nirvikalpa, tib. tok-mè), on ne subit plus la confusion mais il n’y a pas plus de réalité qui se présente. Rien de réel n’étant connu, tout connu est conçu, pensé (sct. cint, tib. sam, lat sentio). La désillusion fait place à la pleine relativité efficiente et transitoire de toute manifestation (sct. dharmadhatou) qui se présente comme un « déploiement d’illusions magiques » (sct. Mahāmāyā, tib. sgyu ’phrul chen po ; སྒྱུ་འཕྲུལ་ཆེན་པོ།).

[13] Référence à la traduction de "claire lumière" dont le sanscrit « bhasvara » (tib. eu-sel) se compose des syllabes « bhas » : devenu évident et « vara » : ce qui fait.

[14] Note extraite du "Rosaire de mots vajras", Éditions Yogi Ling :

Dharma (tib. tcheu). Son étymologie vient de la racine dhṛ, porter, soutenir. Dharma a le sens de « ce qui fait base pour appréhender », le temps d’un contact et d’être conscientiser. Dharma est habituellement traduit par phénomène. Le terme “idée” me conviendrait également et de citer Descartes : « Par le nom d'idée j'entends cette forme de chacune de nos pensées par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées ».

 “Idée” est emprunté au latin idea, issu du grec ancien ἰδέα, idéa (forme, aspect) ; “forme” (sct. rūpa, tib. zouk) qu’on retrouve avec “l’agrégat forme” qui est le processus qui gère les phénomènes des six consciences aspectives (tib. nam shé).

Extrait de wiktionnaire.fr : « Le latin forma, synonyme d’idea, provient, selon le Dictionnaire étymologique latin [Michel Bréal et Anatole Bailly, Éd. Hachette, 1885], de la même famille de mots que firmus (ferme), frenum (frein), fretus (appui, support). L’idée commune contenue dans ces mots est celle de « tenir ». Comparez avec le substantif français tenue. Ces mots latins sont issus de l’indo-européen commun *dher-[2] (« tenir ») qui donne le sanscrit धरति dharati (« tenir ») et धर्म, dharma (« loi ») ....  »

Par extension, Dharma désigne l’enseignement du Bouddha Sakyamouni que lui-même qualifiait d’enseignement de « l’intérieur » (tib. nang paï tcheu) dans le sens où il a enseigné la nature des phénomènes et de l’esprit.

[15] Aptitude que l’on retrouve dans le nom de Vairocana qui en tibétain est : Nam par Nang Dzé, « qui fait que l’apparence s’aspecte », c’est-à-dire la co-émergence de relativité/vide.

[16] Les termes "pensé" ou "concept" sont généralement utilisés pour traduire le tibétain "nam-tok" (sct. vikalpa). Cela entraîne beaucoup de confusions dans la méditation. Nam-tok (sct. vikalpa) a le sens  d’imputer (tib. tok) une réalité sur l’aspect (tib. nam). L’ignorance ne reconnaissant pas les phénomènes comme tel (sct. dharmata), c’est-à-dire une apparence mentale et conçue, la soif discriminative établit une saisie imputative. Voir « pensée et imputation ».

[17] C’est au VIIe siècle que le roi tibétain Songtsen Gampo décida d'envoyer 17 étudiants tibétains en Inde étudier la langue, l'écriture, la grammaire et le Dharma bouddhique. Parmi eux, après 13 années (633-646) d’étude, Thonmi Sambhota élabora l’alphabet tibétain calqué sur l’alphabet sanscrit et composa huit traités grammaticaux dont deux seulement nous sont parvenus.

[18] À signaler que la syllabe sanscrite "tva" peut prendre le sens de "fonction de" (cf. dictionnaire sanskrit-français, par Gérard Huet) ce qui distingue une science de l’esprit/phénomène.

[19] Ce que l’on appelle les « trois cercles » (tib. khor soum) comme trois enfermements où chacun des trois existerait indépendamment.

[20] La sagesse des cinq Dhyanis Bouddhas

[21] Cela est valable pour tous les douze facteurs mentaux qui ne sont pas produits par l’ignorance mais contaminés par la soif et la saisie qui font suite à l’ignorance.

[22] Pour distinguer le karma souillé et le karma naturel, les grammairiens tibétains ont fait la distinction entre « lé » et « trin-lé ». Cela reste pour autant le karma en tant qu’activité des cinq agrégats.

[23] Du latin phaenomenon emprunté au grec phainomenon (« apparence ») qui renvoie à phaínesthai (« se montrer ») phaínô (« mettre au jour », « mettre à la lumière »)

[24] Le sanscrit tri-svabhāva est parfois traduit en tibétain  par “nog-ouo nyi soum”  (རང་བཞིན་གསུམ་) précisant plus l’idée d’une “unité triple” alors que “rang chin” décrit plus un mode caractérisé de l’apparence.

[25] Toutes les manifestions sont qualifiées de "mandala" dans le sens où il s’agit d’un système dynamique et cohérent répondant à la Loi naturelle de la manifestation des cinq Éléments génésiaques (Espace, Air, Feu, Eau et Terre). On peut citer trois principaux mandalas de manifestation : 1) le mandala de l’univers et de la matière. 2) le mandala du corps biologique et de l’incarnation. 3) le mandala de l’esprit et de la cognition. Nous trouvons d’autres mandalas dans le cadre de la contemplation comme par exemple : les mandala des Éléments Espace, Air, Feu etc., les mandalas du soleil et de la lune, le mandala d’une divinité tantrique etc...

[26] Le tibétain "tak" dans "kun tak kyi rang chin" renvoie au sanscrit "prajñāpti", l'aptitude du discernement de reconnaître l'activité cognitive comme un flot d’images mentales, tandis que le tibétain “tok” de "nam-tok" est l’imputation qui fait fi de ce discernement en fixant une réalité sur de l’image. Cependant, on ne peut pas échapper au mode imagé ce qui fait que cette fixité erronée reste une fiction.

[27] Vide de l’altérité que notre ignorance impute à l’apparence.

[28] Dans l’échange avec Métripa, Saraha lui répond en exprimant cette évidence : 

« Le Mahāmudrā est un nom que l'on donne au fait que tous les phénomènes (sct. dharma) se manifestant depuis l'origine sont au fond ce qu'ils sont (sct. dharmatā). ». De même, ici, on peut dire que l’apparence a pour nature d’apparaître.

[29] « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau ». Anaxagore, philosophe grec né vers 500 et mort en 428 av. J.-C.

[30] Selon Le Mahāyānasaṃgraha d'Asanga, la conscience base réceptacle (sct. ālaya-vijñāna, tib. kunchi-namshé) est la base du connaissable (sct. jñeyāśraya).

[31] On peut également parler de « penser/pensé » ou encore de conceptivité/concept ».

[32] En le continuum transitoire de toute manifestation, la cause est de la nature de l’effet, l’effet est de la nature de la cause autrement dit la cause ne subsiste pas à l’effet.

[33] Vajrasattva est ici considéré comme épithète de la nature de la co-émergence base toute. Il n’est pas fait référence ici à la divinité tantrique.

[34] Khor Soum འཁོར་གསུམ།

[35] Du latin objectum (« ce qui est placé devant »)

[36] L’une des trois soifs : 1) la soif qui, à chaque faculté sensorielle, tente de confirmer une pré-existence du sujet sur l’aspect (tib. nam) de la conscience sensorielle (sct. vi-jñāna, tib. nam-shé). 2) La soif d’existence qui, appréhendant l’absence d’essence au moi comme annihilation de soi, tente désespérément de valider une existence intrinsèque à la personne. 3) La soif d’inexistence qui, l’espoir/crainte s’étant avéré inefficace, se résigne à espérer un néant comme l’ultime apaisement.

[37] Voir note 28.

[38] Le sanscrit sambhoga se traduit en tibétain « long tcheu » (ལོངས་སྤྱོད་ ) qui  a le sens de faire usage (tcheu)  d’une propriété (long).

[39] Intelligence au sens où des rapports s’ajustent entre la science primordiale (sct ; jnana, tib. yéshé) et la nature du phénomène (sct. dharmata):  complétude, immédiateté, équanimité, distinguabilité, opportunité. Voir : mandala des cinq dhyanis bouddhas.